La séduction, arme de management ?

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L’entreprise est devenue un lieu de développement personnel et le management s’est mis à la cool attitude. Si cool que ça ?

Un visage agréable, un regard franc, une silhouette élancée, des gestes assurés. Nul employeur n’avouerait facilement que ces ingrédients constituent très exactement la recette du cocktail de base de la réussite professionnelle, ou tout au moins de la préférence à l’embauche. C’est pourtant ce qu’avait prouvé, en 2005, avec une pléthore d’études à l’appui, le sociologue Jean-François Amadieu dans un livre intitulé « Le Poids des apparences » (Odile Jacob). On y lisait la confirmation du secret le moins bien gardé du monde du travail, à savoir que, pour réussir, mieux vaut être séduisant, c’est-à-dire plutôt beau, mince et assez jeune. Le sociologue mentionnait notamment une recherche publiée aux Etats-Unis qui montre que les hommes très laids gagnent 9 % de moins que la moyenne à poste équivalent alors que les très beaux se voient dotés de 5 % supplémentaires à la moyenne. Egalement directeur de l’Observatoire des discriminations, Jean-François Amadieu vient de publier une variation sur le même thème, « DRH : le livre noir » (Seuil, 2013). On y apprend que le recrutement est souvent irrationnel et discriminatoire, que la photo est un outil de tri massif et que l’évaluation des performances ne brille pas par la précision de ses critères. En revanche, la séduction physique est toujours un argument de poids, plus ou moins conscient.

Delphine M., DRH d’une grande entreprise d’agroalimentaire, estime le tableau un peu trop noir, mais reconnaît que la séduction est un critère que tous les employeurs potentiels prennent obligatoirement en compte. « A un certain niveau, ou pour certains postes de représentation, il est essentiel de faire rapidement une bonne impression et cela est difficilement compatible avec des caractéristiques physiques trop spécifiques qui incluent d’ailleurs la grande beauté d’un homme ou d’une femme. Mais dans la réalité professionnelle, la séduction se situe davantage dans le relationnel que dans le physique et ça, c’est un facteur qui remet de l’égalité. »

Séduire donc. Mais de quelle façon ? La logique de séduction diffère forcément du patron au salarié. Gilles Dufour est coach, mentor et superviseur. Il travaille avec les cadres très sup chez BNP Paribas, L’Oréal ou Canal +. D’après son expérience, la « juste séduction » du patron ou du chef tient essentiellement, outre ses compétences avérées et reconnues, « à savoir mettre de l’huile dans les rouages, à trouver les mots justes dans les situations difficiles, à personnaliser la relation sans l’ouvrir à la familiarité, à fédérer et à motiver pour “vendre” un changement ou un projet ». En revanche, fait chou blanc celui qui « veut trop plaire et qui, ce faisant, n’assume plus sa position hiérarchique, ou encore celui qui, fixé sur son objectif et figé dans sa position haute, n’arrive pas à communiquer avec ses salariés ».

Côté salariés justement, la séduction est également de mise, elle s’est même accentuée. Crise oblige, mais pas uniquement. « La compétition s’est accélérée entre les cadres parce qu’il y a de plus en plus de profils très intéressants sur le marché, constate Gilles Dufour. Il faut donc savoir “se vendre” en racontant une histoire sur soi qui attise le désir de l’employeur. Cela implique de faire montre d’intelligence relationnelle. Et c’est vrai qu’aujourd’hui séduit celui dont la communication est souple, empathique, celui qui sait mettre de la rondeur dans ses mots et son comportement car l’entreprise est devenue beaucoup plus “affective”. »

Franck, 32 ans, chef de produits dans le textile, se souvient d’un conseil reçu au début de sa carrière et qui lui sert de mantra. « C’était mon supérieur, un homme brillant à un an de la retraite. J’étais du genre fonceur et concentré sur l’objectif, je voyais à peine les autres. Il m’a dit : “Ecoute, souris, agis.” J’ai appliqué sa devise et depuis on me dit que je suis ouvert et fiable, alors qu’avant on me pensait seulement hyperefficace ! »

Sophie de Menthon, membre du Conseil économique, social et environnemental et créatrice, il y a neuf ans, de l’événement « J’aime ma boîte », est également connue pour son franc-parler. Rien d’étonnant à ce qu’elle dénonce le règne généralisé de la sensiblerie et de ses conséquences dans l’entreprise. « Désormais, côté chef, on a tendance à appeler séduction une forme de lâcheté, de mollesse managériale ; et côté salarié, une mise en avant de ses états d’âme et de ses bobos. Tout le monde veut être chouchouté et aimé. On est dans l’infantile ! Alors qu’un chef qui séduit, au sens de convaincre, devrait être quelqu’un que l’on respecte, que l’on peut admirer parce qu’il donne des objectifs, de l’énergie et qu’il prend ses responsabilités. » Egalement présidente du mouvement patronal Ethic, Sophie de Menthon prône la réhabilitation du courage managérial et du sens des responsabilités. « C’est à mes yeux ce qui rend professionnellement séduisant. » Mais c’est souvent déclencheur de conflits. Or, aujourd’hui, à entendre les dirigeants comme les salariés, la bête noire de l’entreprise, c’est justement le conflit. D’où un management de plus en plus soft et psychologisant.

Pendant vingt-cinq ans, Christophe Labarde a coaché et accompagné des responsables politiques et économiques de premier plan, et a également dirigé, pendant dix ans, l’Association des diplômés HEC. D’après lui, « la séduction dans le monde professionnel a aujourd’hui le visage de la “coolitude”. Les jeunes qui sortent des grandes écoles veulent s’épanouir sur leur lieu de travail, ou plus précisément ne pas “se faire prendre la tête”, sinon ils vont voir ailleurs. Du coup, hors de question de manager avec fermeté : on contourne, on enrobe et c’est cela qui est jugé séduisant, “cool”, alors que ce n’est que la ruse du militaire qui n’arrive plus à être chef. »

Universum, une société d’études spécialisée dans le milieu étudiant, a réalisé en 2012, auprès de 30 000 élèves des grandes écoles, un sondage sur l’employeur idéal *. Parmi les cinq premières entreprises citées et juste derrière les géants LVMH et L’Oréal, figurent trois marques à fort potentiel (réel ou fantasmé) de coolitude : Apple, Google et Canal +. Antoine, 22 ans, étudiant à HEC, a les yeux qui brillent lorsqu’il évoque le salon de brainstorming de Google à Londres : « Hallucinant, une ambiance entre pub lounge et showroom de designer ». Même élan enthousiaste pour IBM ou Microsoft qui ont fait disparaître les espaces de travail au profit de postes où chacun vient se connecter avec son ordinateur portable personnel.

Tant de « cool séduction » ne tourne pas la tête de Danièle Linhart, sociologue, directrice de recherche émérite au CNRS et auteure de « Travailler sans les autres ? » (Seuil, 2009). Pour elle, la séduction narcissique et hédoniste est le dernier visage en date de la contrainte dans l’entreprise. « Dans les années 1980, la séduction était “participative” : développer des techniques de communication pour dialoguer au sein de l’entreprise. Dans les années 1990, la séduction était éthique : l’entreprise devait être productrice de valeurs, de codes déontologiques, et le salarié vertueux devait devenir un militant inconditionnel de l’entreprise. Aujourd’hui, la séduction est narcissique : l’entreprise se présente comme un lieu de développement personnel où s’engager revient à se dépasser, à découvrir ses ressources personnelles et, pour les plus jeunes, à s’amuser, à s’éclater. » En contrepartie, le salarié ne doit pas faire de vagues, apprendre à gérer son émotivité en fonction de ce que l’on attend de lui et, s’il rencontre des problèmes, les coaches sont là pour les résoudre avec lui. « Comme la relation professionnelle est placée sous le signe de la séduction narcissique, donc de la personnalisation du lien, le salarié est seul avec sa mission et sa hiérarchie. En cas d’échec ou de problème, au lieu de remettre en question le système ou le management avec ses collègues, il va avoir le sentiment que c’est lui le fautif, que c’est lui qui n’y arrive pas ou plus. Comme il est isolé, ce sentiment va aller crescendo. C’est le côté pervers de cette séduction. »

Museler ses craintes, se dire que c’est pour la bonne cause et sourire. Il se pourrait bien que la « séduction attitude » moderne ait tout d’une visite chez le dentiste.

Cet article a été publié sur le site de l’Express. Vous pouvez le retrouver en cliquant ici.

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